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Cinéma

“Les vieux” de Claus Drexel : en salles à partir du 24 avril 2024

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“Les vieux”, un titre en deux mots qui suffisent à eux-seuls à résumer le sujet du nouveau documentaire de Claus Drexel, à l’instar de la chanson au titre éponyme du grand Jacques Brel. Le film sortira au cinéma le 24 avril 2024. L’occasion de réfléchir au rapport que nous avons avec les personnes âgées, à leurs expériences, leurs pensées, leurs malheurs et bonheurs et tout compte fait, au respect qu’on leur doit.

J’ai eu envie d’écouter ces personnes âgées que notre société occidentale, centrée sur le productivisme et le profit, ne considère souvent plus que comme un problème”. Ce sont les mots de Claus Drexel, réalisateur du film-documentaire “Les vieux” qui sortira le 24 avril prochain.

“Les vieux” : un problème dans notre société

“Un problème”. C’est malheureusement une vérité qu’on se cache et qu’on ignore, pour éviter de montrer notre lâcheté face à l’âge avancé de nos ainés, que de nombreuses fratries ou enfants uniques considèrent comme un obstacle à leurs vies bien ordonnées. La tête dans le guidon et centrés sur nos petits problèmes, ou ceux que nous inventons si nous n’en n’avons pas, nous avançons à grands pas vers une réussite d’abord professionnelle bien avant de quêter une réussite humaine.

C’est ainsi qu’on oublie d’écouter les anciens et toutes les belles et riches histoires qu’ils ont à nous conter. On leur passe un coup de fil rapide, ou une visite trop rare faite de quelques mots d’une banalité affligeante, on les met en EHPAD ou en maisons de retraite et, une fois la facture mensuelle payée, on se donne bonne conscience en disant qu’on a fait ce qu’il fallait pour s’occuper au mieux de nos parents.

Mais combien sont-ils à souffrir seuls, dans leur coin ? Dans le meilleur des cas c’est de solitude, mais il y a ceux qui en fin de vie, supportent esseulés la maladie, la lourdeur des traitements, le manque d’écoute, de sourires, de baisers ou d’accolades.

Et quand ils vivent à deux, on se dit que “c’est le Pérou”, que le bonheur continue et que le détachement vis-à-vis de nos géniteurs est d’autant plus normal. Mais qu’il soit seul ou en couple, le “vieux” a besoin d’écoute, d’échange et d’amour, comme chaque être humain. Le film de Claus Drexel nous le rappelle et doit nous inviter à réfléchir aux rapports que nous avons avec nos parents et nos grands-parents, à une époque où notre vie devient de plus en plus rapide et virtuelle.

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Synopsis du film

Ils sont de toutes origines et ont vécu près d’un siècle. Ils ont traversé les bouleversements de l’histoire. Ils sont drôles, émouvants, rebelles. Ils nous surprennent et nous émerveillent. Pourtant, on entend rarement leur voix. Ce film est une invitation au voyage, à travers la France, à leur rencontre : les Vieux.

Biographie du réalisateur Claus Drexel

Claus Drexel est né en 1968. D’origine bavaroise, il vit et travaille majoritairement en France. Ses films ont été nommés pour le Prix Louis-Delluc et le César du Meilleur Film Documentaire. Il est lauréat du Grand Prix National du FIPADOC 2021.

Après une scolarité de cancre en section internationale, marquée par redoublements et expulsions, une expérience de chanteur de hard-rock dans un groupe qui ne s’est jamais produit et un titre de champion de France de 2ème division de football américain, Claus Drexel se découvre soudain une passion fulgurante pour le cinéma.

Il quitte alors Grenoble, ville où il a grandi, pour s’installer à Paris. Il réalise plusieurs courts-métrages, dont LA DIVINE INSPIRATION (2000), interprété par Keir Dullea (acteur principal de 2001 – L’ODYSSÉE DE L’ESPACE de Stanley Kubrick). Son premier long-métrage, AFFAIRE DE FAMILLE, avec André Dussollier et Miou Miou, sort au cinéma en juin 2008. Le scénario, co-écrit avec Claude Scasso, est lauréat des Trophées du Premier Scénario du CNC. En 2012, il dirige la mise en scène de LA PASSION SELON SAINT MATHIEU de Bach au Cirque d’Hiver de Paris, avec Didier Sandre dans le rôle de l’évangéliste. AU BORD DU MONDE, un documentaire sur les sans-abris parisiens, est présenté dans la sélection ACID à Cannes en 2013.

Il est lauréat du Prix « La Croix » du meilleur documentaire de l’année 2014, puis nommé pour le Prix Louis-Delluc. La rédaction de Télérama le sélectionne dans son festival présentant les quinze meilleurs films de 2014. A l’automne 2016, Claus Drexel s’installe dans une petite ville isolée en Arizona, pour y tourner AMERICA, un documentaire sur l’élection présidentielle américaine. Le film, dont la musique originale est signée par Ibrahim Maalouf, est présenté en avant-première dans le Festival Télérama, puis distribué en salles par Diaphana.

Il est nommé pour le César du Meilleur Film Documentaire 2019. La même année, Claus Drexel tourne SOUS LES ÉTOILES DE PARIS, un long-métrage avec Catherine Frot. La sortie du film a été plusieurs fois repoussée à cause de la crise du Covid-19. Il sort finalement le 28 octobre 2020 et reste deux jours à l’affiche avant le second confinement. Il remporte trois prix au 35ème Festival International de Fort Lauderdale, USA (Meilleur Film International, Prix du Public, Meilleure Actrice). Télérama le classe parmi les « 15 meilleurs films de l’année 2020 ». Il ressort finalement au cinéma à la réouverture des salles, le 19 mai 2021.

Son dernier film, AU COEUR DU BOIS, un documentaire sur la prostitution au Bois de Boulogne, est lauréat du Grand Prix National du FIPADOC 2021, du Prix du Jury du Film Français au Champs-Élysées Film Festival 2021 et du Prix du Public au Indie Lisboa International Film Festival 2021. Il est sorti au cinéma le 8 décembre 2021.

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Pour mieux comprendre le nouveau documentaire de Claus Drexel, découvrez l’interview complète du réalisateur ci-dessous.

Comment est née l’idée du film ?

J’ai eu envie d’écouter ces personnes âgées que notre société occidentale, centrée sur le productivisme et le profit, ne considère souvent plus que comme un problème. Pourtant, ces gens ont une expérience de vie bien plus grande que la nôtre ; ils représentent une richesse énorme mais, en dehors des relations que l’on a avec les membres de nos familles, on ne les entend pas. J’ai voulu leur donner la parole. J’aime prêter l’oreille à ceux qui ne s’expriment pas – les personnes sans-abris dans Au bord du monde, les personnes en situation de prostitution dans Au cœur du bois… Aller vers l’autre, découvrir celui qui est différent de moi, c’est ce qui me donne envie de faire des documentaires. Le panel des personnes que vous avez rencontrées est vaste.

Quels étaient vos critères ? C’est quoi être vieux ? À quel âge l’est-on ?

C’est une question dont nous avons beaucoup débattu avec Laurent Lavolé, mon producteur. Devions-nous nous concentrer sur les centenaires qui sont plus de vingt mille en France ? Le choix nous semblait trop théorique. Nous sommes tombés d’accord pour rencontrer des personnes nées avant le début de la deuxième guerre mondiale. C’était intéressant de recueillir leurs souvenirs : elles avaient vécu ce qu’était le monde avant 1939 et pouvaient témoigner du changement radical opéré à partir de cette date. De fil en aiguille, l’éventail s’est élargi : les plus jeunes ont à peine quatre-vingts ans et la plus âgée en a cent deux.

Comment avez-vous orchestré ces rencontres ?

Dès le départ, il s’est agi de faire un voyage à travers la France : du témoignage d’un baron à celui d’un ouvrier en passant par celui d’un immigré. Un tour de France des personnes âgées qui raconte en filigrane l’histoire du pays et sa transformation au fil des décennies…Tout cela sans aucune prétention d’exhaustivité. Ce serait impossible. Je le dis toujours à propos de mes documentaires : « Ce n’est pas un film sur une thématique mais sur quelques personnes que j’ai rencontrées, avec un point de vue différent pour chacune. » Les rencontres se sont beaucoup faites par le bouche-à-oreille et grâce à un formidable travail de prises de contact de l’équipe de production… Les « profils » se remplissaient peu à peu. Comme je tenais, par exemple, à interviewer d’anciens mineurs, ils ont contacté des associations en Alsace et dans le Nord de la France. Et ainsi de suite. Il a fallu ensuite organiser un parcours assez précis. Généralement, nous roulions durant deux ou trois cents kilomètres le matin et arrivions en début d’après-midi chez les personnes. Nous dormions sur place et reprenions la route le lendemain matin. Nous sommes allés partout : en Alsace, en Bretagne, au Pays basque, en Auvergne, en Corrèze, dans le Cantal, Les Cévennes, les Alpes, la Corse… Mais malheureusement pas en outre-mer, pour des raisons de coûts de production.

Aviez-vous discuté en amont avec ces gens ?

Le moins possible. Comme pour mes documentaires précédents, j’ai fait, au contraire, en sorte de ne pas les connaître et de les découvrir en les filmant. J’aime arriver chez eux sans quasiment rien savoir, installer ma caméra, dire « Bonjour, qu’avez-vous fait aujourd’hui ? », et les amener à parler. J’ai l’impression que si j’entrais en contact avec ces personnes avant de les filmer, si nous discutions ensemble, leurs confidences seraient moins fortes, la découverte et la surprise, moins intenses… De la même façon, je ne prépare jamais de questions à l’avance. L’exemple que je donne toujours est qu’on ne prépare pas de questions lorsqu’on invite des amis à dîner. Là, c’est pareil. La seule chose importante, pour moi, est que ces personnes soient enthousiastes à l’idée de participer. C’est essentiel.

Tous les intervenants ne sont pas forcément de bons clients…

Bien sûr. C’est le risque de ne pas faire de « casting » en amont. Mais c’est comme cela que j’aime procéder. Découvrir des personnes pendant que la caméra tourne. Certains se révèlent de vrais personnages de cinéma et d’autres sont plus effacés. Mon travail consiste alors à les mettre en confiance et à faire en sorte qu’ils oublient la caméra. Sylvain Leser et moi filmons en plans fixes, avec un équipement très discret, sans éclairage. Je prends moi-même le son avec une perche sur pied et un micro HF. Je pense que les gens se sentent gratifiés lorsqu’on les écoute. Rapidement, ils sont heureux de pouvoir partager leurs idées et leurs souvenirs. Notamment les personnes âgées qui souffrent terriblement du peu d’intérêt qu’on leur accorde. La société a pris l’habitude de ne donner de la valeur à l’être humain que s’il est riche ou productif.

Beaucoup d’entre eux vous livrent des réflexions auxquelles on ne s’attendrait pas. Avec beaucoup de liberté et d’abandon…

Il est parfois plus simple de se confier à un « inconnu de passage » qu’à un proche. D’une certaine manière, il y a moins de risques, car pas d’enjeu relationnel. Certains spectateurs ont d’ailleurs été étonnés d’entendre leurs parents ou leurs grands-parents évoquer des événements ou formuler des réflexions dont ils n’avaient aucune idée.

Comme si vous accouchiez leur parole.

Oui, j’aime bien m’imaginer comme un maïeuticien de la parole. Je suis convaincu que chacun porte quelque chose en lui. Je me souviens particulièrement d’un voyage en taxi avec un chauffeur cambodgien. Nous commençons à discuter et il me raconte qu’en fuyant le régime de Pol Pot avec son frère, celui-ci a été abattu dans une forêt ; il a dû se cacher durant quarante-huit heures sous le corps de son frère avant de pouvoir poursuivre sa fuite. Le récit de cet homme m’a bouleversé. On monte dans un taxi et on se dit que le gars qui conduit est juste un chauffeur. Et soudain, on se rend compte que son histoire est bien plus forte que la nôtre. Voilà ce qui me donne envie de réaliser des documentaires : faire entendre la voix des personnes discrètes, celles qui ne jouent pas coudes pour s’imposer sur le devant de la scène.

LES VIEUX s’ouvrent sur un monde en disparition : ce baron, par exemple, dont les enfants refusent de prendre en charge l’entretien du château à sa disparition. « C’est fini, tout ça. La noblesse n’existe plus, Il n’y a plus de roi », dit le vieil homme avec une pointe de désenchantement. Dès le départ, il nous embarque dans une espèce de conte ; un monde révolu, en dehors du temps, mais qui n’en a pas moins existé. Je trouvais bien de démarrer le film sur cette note.

Assez vite, la plupart des confidences dévient sur la guerre.

Parce que, pour la majorité de ces gens, ça a été une expérience incroyable : elle est celle qui les a le plus marqués, plus que le progrès dont ils ne font pas beaucoup état. Certains ont des souvenirs très positifs, comme Joseph Thollot que les prisonniers allemands portraient sur leurs épaules. Mon père, qui avait six ans à la fin de la guerre m’a, lui aussi, souvent raconté qu’il adorait les soldats américains parce qu’ils l’autorisaient à grimper sur leurs chars. D’autres, comme Andja, cette dame serbe, qui a tout le temps peur de tout, sauf, dit-elle, de la mort, sont restés traumatisés pour toujours. Chacun a vécu les événements différemment, selon son caractère.

Il y a ainsi cette femme de confession juive, ancienne maître de conférences, restée seule après la rafle de sa famille, qui salue le geste d’un homme venu lui serrer la main le premier jour où elle a porté l’étoile jaune et qui se remémore ses paroles : « Mademoiselle, j’ai honte d’être français ». « La guerre, dit-elle, c’est le seul truc important. Le reste, c’est du roman », ajoutant que durant les six années qu’a duré le conflit, c’est le seul signe d’empathie qu’elle ait reçu. Ou encore cette femme alsacienne à laquelle les Allemands interdisaient de parler le français…

Leurs récits me confortent dans l’idée que l’Histoire n’existe qu’à travers ce qu’ont ressenti les individus. L’histoire qu’on nous enseigne dans les manuels scolaires n’est finalement qu’une synthèse d’évènements que personne n’a réellement vécus. En soi, le souvenir collectif n’existe pas. Je suis un fervent lecteur d’Eric Vuillard : sa manière de raconter l’histoire par l’expérience individuelle de quelques simples citoyens, comme il le fait dans « 14 juillet », par exemple, est passionnante.

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Curieusement, les personnes qui se livrent devant la caméra, se plaignent peu.

Oui, contrairement aux idées reçues, les vieux se plaignent peu. Il est même extraordinaire de voir à quel point ils sortent des cases dans lesquelles on aimerait vouloir les ranger.

Certains évoquent, souvent avec beaucoup d’humour, d’anciens problèmes sociétaux qui reviennent dans l’actualité : on pense à cette fratrie d’octogénaires qui s’amuse encore des bisbilles entre école confessionnelle et école publique à une époque où fréquenter cette dernière était particulièrement mal vu.

Cela montre bien le caractère endémique des clivages sociétaux : ils s’atténuent un peu au fil du temps mais reviennent, s’atténuent de nouveau puis s’exacerbent… C’est toute la complexité du monde que décrit cette fratrie au moment où public et privé s’affrontent à nouveau aujourd’hui autour de l’éducation. De même, j’adore le témoignage de cet ancien parachutiste Béarnais qui explique que, si l’on parle français dans sa région, c’est à la légèreté des femmes qu’on le doit. On est complètement dans le politiquement incorrect. Un homme plus jeune ne dirait jamais ça. Le film est aussi une manière d’appréhender l’évolution des mentalités.

Avec ce couple de Bretons, lui communiste préférant voir la femme au foyer et elle gaulliste qui s’engage pour le matriarcat et l’indépendance des femmes, on est également loin du rationalisme des applications de rencontre.

Ils sont fantastiques, les Pencalet ! Aux antipodes de la rationalisation du monde que l’on voudrait nous imposer. L’être humain a besoin de contradictions, de hasards. Ces gens nous montrent à quel point il est important de garder le mystère de la vie.

Autre couple passionnant, ces retraités qui, bien avant les débats autour de la délinquance, ont créé une association pour les enfants défavorisés après avoir été cambriolés par plusieurs d’entre eux, et qui revendiquent leur place dans la société. « On a encore des choses à faire et à donner », disent-ils.

Oui, ce sont les Erny, de Colmar. Quel exemple d’humanisme ! Pour avoir été cambriolé, je sais à quel point cette expérience est violente. Et pourtant, la première réaction de Marcelle et Jean-Jacques a été de se dire que les jeunes ont commis cet acte parce qu’ils étaient désœuvrés pendant les grandes vacances. Ils ont donc organisé des activités sportives pour eux. Une sorte de centre de loisirs avec les moyens du bord. Au fil des ans, cette institution s’est développée et est devenue une véritable institution à Colmar. C’est merveilleux de se dire qu’en ne cédant pas à la colère, on peut transformer une expérience traumatisante en quelque chose de beau.

Beaucoup des intervenants du film évoquent leur disparition avec une certaine sérénité. De quoi apaiser nos propres angoisses vis-à-vis de la mort ?

D’une certaine manière, cette idée d’écouter ces gens qui sont en avance par rapport à nous sur le chemin de la vie était sans doute liée à l’envie de lutter contre cette crainte que j’ai et qu’ont beaucoup de gens face à la perspective de notre disparition. Il me semble qu’avec l’âge, certaines personnes parviennent à avoir moins peur de l’échéance. Il y en a même qui sont très détendues par rapport à cela. Elles ont le sentiment d’avoir accompli quelque chose — parfois les choses les plus simples —, ou, comme Denise Darribère, les plus ultimes… C’est extraordinaire, par exemple, de l’entendre parler en riant, avec une telle paix, de donner son corps à la science en interpellant le spectateur pour l’exhorter à faire de même. Elle est morte à présent et je me dis qu’elle doit bien se marrer dans cette chambre froide à attendre. Il y a des personnes qui sont au contraire terriblement angoissées, comme Roland qui dit avoir acheté « Suicide mode d’emploi » et qui ajoute « J’ai la solution ». Ça reste un problème très personnel. On ne peut pas faire autrement que d’être seul face à cette perspective.

Dans le film, il y a des scènes dures avec des personnes handicapées, d’autres désorientées ; vous n’éludez pas non plus la détresse de certains pensionnaires en ehpad.

Werner Herzog, l’un de mes maîtres, dit : « Le poète ne doit pas détourner les yeux. » Je partage cette maxime. Même si j’essaie de réaliser des films beaux et attachants, je ne veux pas non plus fuir la réalité, l’adoucir ou l’édulcorer. Je veux la regarder en face. Il y a notamment un passage où l’on voit un vieux monsieur, Monsieur Lamblin, complètement perdu alors qu’une aide-soignante lui apporte son jus d’orange. Il ne sait plus qui il est ni ce qu’il fait là. C’est aussi ça la vie. Et nos sociétés occidentales occultent trop souvent cet aspect. Il faudrait au contraire insister sur ce qu’est notre condition humaine : c’est ainsi, on va tous mourir. Je trouve ce monsieur extrêmement touchant. Comme je trouve bouleversant Pierre Huitric, l’ancien ouvrier des chantiers navals de Saint-Nazaire, lui aussi en Ehpad, qui ne se remet pas de la mort de sa femme.

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N’avez-vous pas eu peur, précisément, de rompre un tabou et d’effrayer les spectateurs ?

Je crois que c’est justement à cause de ces tabous qu’on crée des traumatismes : parce qu’on refuse de voir la vérité en face. Au départ, ma première idée était de ne filmer que des gens à leur domicile, dans leur décor. Cela m’a paru finalement indispensable d’introduire cette dimension. Même s’il me semble que plus longtemps on peut rester chez soi, mieux c’est, il y a des moments où ce n’est plus possible. C’est déchirant mais, là encore, c’est la vie. On a conclu un partenariat avec la fondation reconnue d’utilité publique, Partage et Vie qui était intéressée par le sujet et nous a ouvert grand ses portes. J’ai été rassuré de voir qu’il existait des Ehpad à but non lucratif très bien gérés dans lesquels j’ai vu beaucoup de bienveillance.

Dans ces lieux aussi le monde se divise entre positifs et optimistes, chanceux et moins gâtés : c’est ce vieil homme qui dit : « On est bien ici, vous savez. Ces gamines (qui s’occupent de nous) passent leur journée avec des vieux plus ou moins ronchons et, quand elles rentrent, il y a le mari, les enfants, les problèmes du moment. Je les admire, ces femmes. C’est mes petites filles… »

Lui, c’est René Bogé. Quand il dit ça, il souligne l’importance du lien. Christiane, une autre intervenante, qui vit dans une résidence senior, n’exprime pas autre chose lorsqu’elle fait le distinguo entre solitude et isolement. Ça peut être beau, la solitude, mais l’isolement, c’est fatal. Elle dit des choses fantastiques, Christiane. Par exemple : « L’uniformité ne fait pas l’unité ». Cela donne matière à réfléchir, non ?

Votre film donne la parole à de nombreux immigrés. On sent à quel point leurs discours diffèrent de ceux des générations qui suivent. « La France m’a ouvert au monde », dit l’homme du Béarn. « Dans les HLM, où nous vivions, il y avait des Africains, des Juifs et des Arabes et jamais nous n’avions aucun mot sur la religion. Il n’y avait pas de différence entre nous », renchérit un couple d’amis marseillais. On est loin du communautarisme actuel…

Il est essentiel, à mon avis, de bien faire comprendre aux jeunes d’aujourd’hui — à ceux qui grandissent dans un monde terriblement clivé et qui n’ont connu rien d’autre — que le repli communautaire, quel qu’il soit, n’est pas une fatalité. Il est possible de vivre harmonieusement ensemble. Le monde est ce que nous en faisons. Tout est possible. Mais je ne sais pas pour quelle triste raison, il est beaucoup plus facile de propager la haine de l’autre que l’ouverture à l’inconnu, à celui qui est différent. Mais quand l’avenir est incertain, l’humain est très facilement tenté par le discours du « nous contre les autres ». Tout est lié à la peur, je crois.

À aucun moment, votre propre famille n’intervient dans le film. Pourquoi ?

Comme je l’ai dit plus haut, il est parfois plus facile de se confier à un inconnu. Cela m’aurait gêné de demander à mes propres parents de me raconter des choses intimes. Et, encore une fois, j’aime l’anonymat : ne pas connaître.

Le film est ponctué de plans de paysages liés à l’environnement des gens que vous interviewez. Comme si vous souhaitiez les ancrer dans une sorte d’éternité….

Vous avez raison. Ces plans sont là pour nous remettre dans une continuité de ce qu’est le mystère de la vie. Ils étaient prévus dès le début. Ils créent aussi un moment de respiration dans le film qui permet au spectateur de réfléchir aux paroles qu’il vient d’entendre. Ensuite, je trouvais important de créer une dimension poétique ; ce que Werner Herzog appelle « la vérité extatique ». Herzog fuit la vérité factuelle qu’il appelle « vérité du comptable ». Seule l’intéresse une vérité « stylisée » qui permet d’aller sous les choses et d’atteindre leur cœur.

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N’y a-t-il pas aussi dans ces respirations que forment les paysages une façon de réfréner l’agitation contemporaine ?

Bien sûr. Je ne sais pas pour quelle raison, dans notre monde, tout doit aller vite. Il ne faut jamais s’arrêter. Il faut produire et consommer sans cesse. À la télé, c’est sans doute la peur du zapping. Pourtant, après les projections, les spectateurs me disent souvent qu’ils apprécient beaucoup ces moments de calme et de méditation.

Si l’on voulait transcrire cela en mots, les réflexions que livre Roland Ravanel, ancien guide de montagne, sur les liens homme-environnement, sont passionnantes.

Cet homme est un des cadeaux du film. Il explique qu’il n’y a pas de discontinuité entre l’être humain et la nature. Pour lui, l’écologie, ce n’est pas juste ne pas balancer son huile de vidange dans la nature, c’est aussi être gentil avec les autres, attentif. Il n’y a pas de discontinuité entre nature et humanité qui forment un tout… Cet être lumineux pourrait être un disciple du philosophe et anthropologue Philippe Descola.

Avec ce film, on se sent à la fois happé, gêné, voyeur parfois, loin, proche. Étiez-vous conscient de ce que vous alliez créer chez les spectateurs ?

J’espère toujours qu’au fil du film l’écran se transforme en miroir. On commence à s’intéresser à l’autre, puis on se rend compte qu’il nous ressemble. J’aime que le spectateur puisse se reconnaître dans tel ou tel personnage, qu’il se voie un peu dans l’un, un peu dans l’autre, parce que, au final, on est un mélange de tous ces gens. Et j’espère que cet effet miroir incitera chacun à visiter ses proches âgés, qu’il créera un lien entre les générations. S’il donnait des clés aux jeunes pour parler aux vieux, ce serait ma plus belle réussite.

Cela fait presque dix ans que vous travaillez avec Sylvain Leser, votre chef opérateur.

Avec Sylvain, c’est une rencontre humaine autant qu’artistique. On s’est connu sur Au bord du monde ; on se comprend vraiment, on est très proche, il est devenu comme un frère pour moi.

Parlez-nous du montage…

C’est une étape d’autant plus ardue que rien n’est écrit à l’avance. Avec Anne Souriau, la monteuse avec laquelle j’ai la chance de travailler depuis de nombreuses années, on s’est retrouvé avec un matériau énorme. C’est au montage qu’avec Anne nous trouvons la structure de nos films. C’est comme un puzzle : et comme dans ce jeu, il arrive inévitablement que de très belles pièces ne rentrent pas au bon endroit. Donc, il faut faire le tri des personnes qu’on garde ou non et c’est un déchirement : elles nous ont donné du temps et nous ont ouvert leur cœur – leur âme parfois. C’est difficile, le montage ; c’est à la fois un rêve et un cauchemar. Jusqu’à la dernière semaine — Les Vieux nous en a demandé dix-huit —, on doute encore.

Un mot sur la musique ?

C’est ma troisième collaboration avec Valentin Hadjadj, un jeune compositeur de grand talent. Nous voulions, pour ce film, une musique presque hypnotique, qui apporte une dimension mystérieuse et poétique. Les séquences avec les plans de nature ont été conçues pour recevoir cette musique afin de créer un sentiment d’inquiétante étrangeté.

Vous avez démarré votre carrière de réalisateur par la fiction avec AFFAIRE DE FAMILLE et alternez désormais documentaire et fiction. Comment concilie-t-on ces deux activités ?

Au début, je ne pensais faire que de la fiction. C’est presque par hasard que j’ai réalisé Au bord du monde, mon premier documentaire. J’ai adoré cette expérience et il est devenu clair pour moi que j’allais poursuivre dans cette voie tout en continuant la fiction. Mon rêve serait d’adopter un rythme de deux documentaires et d’une fiction. Mais il est ardu à exaucer parce que j’enchaîne les documentaires et qu’il devient difficile de dégager du temps pour écrire des scénarios. Cela dit, la frontière entre les deux genres reste assez floue pour moi. J’essaie parfois de donner à certaines séquences de mes documentaires une ambiance de films fantastiques ; et certains plans de Sous les étoiles de Paris — les camps de migrants, par exemple, que nous avions filmés près du périphérique — sont bien réels. Des deux côtés, la vérité surgit…

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FILMOGRAPHIE DE CLAUS DREXEL

2024 LES VIEUX — Long métrage documentaire
2021 AU CŒUR DU BOIS – Long métrage documentaire
2020 SOUS LES ETOILES DE PARIS – Long métrage fiction
2018 AMERICA– Long métrage documentaire
2014 AU BORD DU MONDE – Long métrage documentaire
2008 AFFAIRE DE FAMILLE – Long métrage fiction

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